LA FEMME OISEAU et L’HOMME AU DICO
Premier roman « composé » par Catherine Ysmal, « Irène, Nestor et la vérité » invite à se laisser porter par les pensées d’un homme et d’une femme dont l’histoire d’amour s’effiloche. Dans une langue poétique et mystérieuse, l’auteure bruxelloise explore tour à tour les « vérités » de l’un et de l’autre.
« Reclus à la campagne, un couple se défait peu à peu. » Voilà le pitch, s’il en fallait un, on ne peut plus sobre de ce roman, le premier de Catherine Ysmal, née à Paris en 1969 et convertie depuis à la vie bruxelloise. Le couple, c’est Irène et Nestor. Un tête-à-tête. Un duel. Deux êtres qui se racontent tour à tour dans un langage cru et haché droit sorti de leurs tripes. Un langage très habile, imagé et poétique. « J’écris à haute voix… pour moi écrire c’est composer une partition », a d’ailleurs confié l’auteure sur les ondes de France Culture. Un langage plein de mystère aussi, aux formules étranges et aux associations inattendues.
[Irène] Je rêvais d’hippocampes. De leur transparence originelle, mollusques moelleux aux déhanchements de danseurs sur place. De leur grâce au début que j’enviais et puis de leur mémoire, celle d’une espèce inchangée. Nous, on devient plus grands, à ce que l’on dit, alors qu’eux restent tels quels depuis des lustres. On grandit, on mange mieux, plus, on pousse et on devient opaques. J’ai tort. Bien sûr. À l’intérieur c’est pareil, du moins je l’imagine. Et les lézards millénaires, les tortues, ils n’ont pas dû s’adapter ? Je n’en sais rien. Je n’ai jamais étudié que des doutes et lu des visions de génies. J’ai toujours refusé de porter des lunettes.
Cette écriture intuitive emmène le lecteur au plus près des pensées d’Irène et de Nestor — pensées qui s’enchaînent spontanément, sans craindre de bousculer la grammaire, l’ordre logique ou encore la limite entre le rêve et la réalité. Pour reprendre les mots de David Lodge, « le lecteur a le sentiment qu’il porte des écouteurs branchés sur le cerveau de quelqu’un d’autre ». Au fil d’une succession de soliloques, les réflexions, souvenirs et rêves des personnages se mêlent donc et dessinent les contours d’un drame de l’intimité. Si leurs mots sont différents, Irène et Nestor parlent d’une voix semblable, imbibés qu’ils sont de leur univers clos, de l’exil qu’ils partagent. Ils se déchirent mais se font écho, deux âmes perdues qui se seraient trouvées quitte à finir par se détester.
[Nestor] Elle avait le sens des contrariétés Irène, puis des silences. Elle partait dans des bouderies interminables. J’essayais de la questionner, elle me regardait juste de ses yeux de flammes, vides, brûlés. Son bleu océan troué d’orange, à moins que ce soit l’orage dans le bleu comme quand il pleut sur l’océan et qu’il devient gris foncé… Ces yeux ! Puis elle tournait le dos. Marchait un peu. Elle s’asseyait pour balancer sa jambe contre le pied de la table. Une fois, deux et… stop ! Elle s’arrêtait avant le choc, me regardait par en-dessous, vicieuse. Elle guettait ma réaction.
Irène. Nestor. La vérité de l’un répond à celle de l’autre. Lui, désemparé face à ce qui lui échappe de plus en plus, tente désespérément de s’accrocher aux faits, aux mots « vrais » du dictionnaire, comme à une bouée de sauvetage.
[Nestor] Seul. Là, le dictionnaire éventré. Là, trois lettres, juste avant les iridacées. Ça me croque. Je suis fou. Mon couteau trébuche, fendille. Lapidaire. Boucher, médecin légiste, je deviens. Feuille après feuille, je m’acharne.
Irène, avec son ventre rond et sa cicatrice (mystérieuse blessure de femme), se débat, se transforme, entre folie et soif de liberté.
[Irène] Au bois, je respire amplement. Je revois Alice la mouette. Elle me laisse à terre et je suis de voyage, seulement en soubresauts c’est-à-dire ailleurs et en extase, manière que j’ai, facile, d’être hors de moi. J’ondule serpent roseau ou bien nuage d’éclair, nommant l’absente — Irène est mon nom — par d’autres compositions. Au mieux rivée, au plus, mon évasion.
Son imaginaire est peuplé d’oiseaux, elle a soif de s’envoler, Irène. Si l’on accepte de perdre pied, de ne pas tout comprendre, de se laisser porter par les mots, pourquoi ne pas la suivre ?
Valentine De Muylder